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Florian Gaité

La complexité du "je" d'enfant

janvier 2014

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L’esthétique colorée, l’humour absurde et le geste bricoleur de Mehryl Ferri Levisse pourraient passer au premier abord pour les signes d’un imaginaire débridé, nourri de délires psychotiques ou de rêves de gamin. En surface, ces assemblages ont l’aspect d’un asile fantaisiste, installant la possibilité de se divertir de la réalité ordinaire. En profondeur, pourtant chaque composition fait référence à un univers psychique bien réel, révélant de singuliers états d’âme, dont cette œuvre dresse l’inépuisable collection. La force de ces images tient à leur manière d’interroger les peurs et les désirs du monde contemporain par les formes imaginées qu’elles produisent. Comme la pensée freudienne, cette œuvre travaille les symptômes et les mythes, personnels ou collectifs, en se référant aux traces de l’enfance et aux signes culturels qui structurent les identités. Mais à la différence de l’analyste, le plasticien s’appuie sur une exploration quasi exclusive du corps et de ses mises en situation, sur la façon dont le support organique est informé par l’environnement qui l’accueille. Empêtrées, emboîtées, fondues, toutes ces figures miment ou s’adaptent aux transformations d’un milieu contrasté, au seuil du festif et de la vanité, bercé d’un doux pessimisme, ou teinté d’illusions acidulées. Dans leurs contrastes, ces portraits d’êtres désabusés, figés dans un univers de jouissance, rappellent le public à la difficulté d’incarner l’histoire dont on hérite (familiale et culturelle), puis à la nécessité de la sublimer en jeu, d’en faire le ressort d’une récréation permanente de soir.

 

Psychanalyse imaginaire. La démarche artistique de Mehryl Ferri Levisse emprunte à la forme de l’anamnèse, du souvenir par lequel un sujet en analyse cherche le sens de ses pensées et de ses actes. Le plasticien part d’une image mentale complexe, qu’il cherche à restituer avec un maximum de précision, mais contrairement à la psychanalyse, il pervertit le récit de soi, en mobilisant la créativité de la mémoire et les transformations de sens associées. Réinterrogé, l’inconscient, ce Petit grenier rempli de linges, souvent lourds et encombrants, prend la forme d’un théâtre des curiosités - ni vraiment vécu, ni totalement artificiel - où se réinventent les concepts de psychologie. Les traumas se poétisent (Chorégraphie d’une phobie du vide), quand de nouvelles obsessions alimentaires (Le Piscivore, L’Oisivore) ou des pseudo-pathologies (Le Complexe de Frankenstein) font leur apparition. Sur le mode du lapsus ou du mot d’esprit, le plasticien pratique l’absurde, comptant sur les associations d’idées libres, introduites dans les titres par des jeux de mots (La Scène de la berge), des rébus aux accents lacaniens (Phénoménologie de l’ego) et des doubles sens (Pièce de linge, L’étude des figures). Comme La Théorie du corps caché, proposition alternative de psychanalyse créative, l’œuvre de Levisse se permet de réinterpréter les symboles. La Naissance du sexe, Le Profond pessimisme de l’attente éternelle et L’homme qui fut oiseau ironisent ainsi, avec subtilité, sur les représentations du corps dans les imaginaires collectifs.

 

La ‘‘captation’’ des corps. Mehryl Ferri Levisse par donc de «captation» pour marquer une différence avec l’enregistrement photographique. Son cadre n’est ni celui de la prise de vue, ni celui du décor, mais celui de l’espace intermédiaire qu’il installe. Ses «environnements» accueillent un corps dont le plasticien cherche à capter les forces, selon une formule deleuzienne, en les présentant, plus qu’en les représentant. Mais ce faisant, il en capture également les mouvements, le montrant souvent entravé, contraint ou enfermé, soumis à des résistances. Le corps y est érigé en lieu d’une double identité : fruit d’un déterminisme contre lequel il est vain de lutter, il n’en reste pas moins le seul garant d’une singularité à inventer. «Capter le corps» revient, chez Ferri Levisse, à mesurer l’écart entre ces deux pôles. Parfois épinglé en étendard des causes perdues, souvent masqué ou sans expression, le corps est ici réduit à sa dimension brute, impersonnelle et anti-héroïque, comme dans la série Ton sur ton où il semble entièrement soumis aux déterminations de l’environnement. Ridicule et grotesque, le corps façonné par le plasticien sert même à réinventer les codes de la vanité en intégrant ceux de la culture contemporaine (Epiphragme). Mais simultanément, il peut devenir conquérant, élégant ou sauvage, intensément présent, comme dans les scènes de lit (La Capitulation du traversin, La Riposte de l’édredon) ou les peintures de «caractères» (Le Mathématicien, Le Maître d’armes), où il s’émancipe pleinement de son anonymat. Telles les rescapées d’un Naufrage dans une baignoire, les figures de Ferri Levisse, placées au seuil des corps déchus et glorieux, cherchent à jouer de leurs dualités, et déconcertent par leur double langage.

 

Double Jeu. Pièce maîtresse de sa jeune œuvre. Le Dernier jeu - deux cercueils de Lego® à taille d’enfant, l’un blanc, l’autre de couleurs - manifeste l’ambiguïté du rapport à l’origine infantile, entre célébration et deuil, jouissance et tragédie. Duplice, l’enfance apparaît à la fois sage et impertinente (Bondieuserie, Fils de bonne famille), elle investit des fêtes qui finissent souvent par mal tourner (Joyeuse fêtes, La Cérémonie de la calamité, Mon beau sapin), à l’image du jeu de construction et de patience, sans cesse exposé au risque de l’accident. Reste infantile, cette esthétique du bricolage fait signe vers la manière qu’à chacun de s’arranger avec sa famille, son patrimoine et son histoire, de faire avec et parfois sans, de rendre cette mémoire viable, même dans la fragilité. En miroir, la composition, toujours pointilleuse, cherche à maîtriser l’équilibre dans la tension, à structurer ces vrais-faux souvenirs, aux traits vacillants. De la cabane perchée à onze mètres du sol aux dispositifs scénographiques millimétrés, chaque agencement se construit dans la balance entre futilité de l’existence et sérieux de la vie, constat désabusé et possibilité d’en rire.

 

Totem et fétiche. Pour célébrer malgré tout la mémoire, tout en la transformant, Mehryl Ferri Levisse expérimente deux rapports aux objets et aux corps. Le premier relève du totémisme infantile, de cet instinct primitif qui pousse à investir une entité d’un pouvoir protecteur et d’une autorité menaçante, et à reconduire ce geste d’une génération à l’autre. Aussi, les multiples références aux sciences occultes, entre références adolescentes et culture chamanique, ne font-elles pas signe vers de simples scènes de chasse : attrapes-rêves, trophées et messes païennes plantent surtout le décor d’un rituel névrotique, invoquant L’âme des gibiers familiaux. Puis en interrogeant cette libido archaïque, le plasticien découvre le glissement du totem au fétiche à l’époque contemporaine, le passage, désormais entériné, du sacré au fantasmé. Les collections d’objets domestiques - bougies, figurines, tapisseries, mobilier ménager - cristallisent bien un processus de transmission, mais elles fixent surtout une obsession libidinale, consumériste et sentimentale. Le Devenir collection, projet porté au FRAC Champagne-Ardenne en 2014, répertorie ainsi des objets, prêtés ou donnés, ayant une valeur affective particulière pour les participants donateurs (positive ou négative), s’introduisant de front dans l’intimité de souvenirs inconnus. Dans l’œuvre-fétiche de Levisse, la sexualité, jamais franchement exposée, trouve un moyen de se rendre présente : les rondeurs de La Chute de l’escarpin et la fausse pudeur de L'innocente contemplation (série pornographique soft) agissent comme une manière alternative de mobiliser l’imagination sexuelle, elle-même menacée par les industries culturelles (Les Aventures de Mickey). Paysage semi-hallucinés d’un réalisme enfantin, l’œuvre duelle de Mehryl Ferri Levisse séduit et interroge par les contrastes plastiques, affectifs et symboliques qu’elle révèle, et l’esprit désinvolte, à la tonalité douce-amère, avec lequel elle s’en affranchit.

 

 

 

 

 

 

 

 

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