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Florian Gaité

Esthétique du corps neutre, plasticité critique

revue Terrain vague #1

juin 2015

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L’invention du corps agenré dans le vocabulaire juridique, législatif et politique (troisième sexe en Australie, tiers genre en Inde ou pronom neutre «hen» en Suède) fait entrer la neutralité dans l’ère de son esthétisation. D’une fonction grammaticale, physique et stratégique, désignant l’absence de détermination ou de prise de position, le neutre devient le prédicat d’un être résistant à la binarité sexuelle, impliquant une reconfiguration du sensible, une redéfinition des lignes de partage au sein du monde perceptible. En se décollant de l’ordre du discours pour embrasser le champ du vivant, ce corps neutre, ultime prédicat d’un être contestant sa prédication, semble indiquer la possibilité d’une plasticité critique des ordres établis, engendrée par sa propre nullité.

 

Le corps neutre se présente pourtant comme un corps impossible. Difficile d’imaginer en effet un organisme qui pourrait complètement s’abstraire de ses déterminations biologiques et sociales, effacer les traces de ses traumas, de sa mémoire et de son intelligence ou être en parfaite indifférence avec son environnement, sinon à être plongé dans un profond coma. Il doit donc d’emblée être envisagé comme une fiction ontologique, même si lancée à la conquête de sa reconnaissance sociale, comme un corps sans lieu qui chercherait malgré tout à se faire une place. L’atopie de son concept chez les philosophes - du «sujet universel» de Husserl puis de Wittig au «sujet impersonnel» de Blanchot, Barthes ou Deleuze - souligne en ce sens la nécessité de le constituer en utopie, de le rapporter à un acte créatif qui en réalise le projet. Chez Blanchot, le neutre ne fait d’ailleurs sesn que dans le cadre d’une poétique, d’une écriture de l’absence, quand chez Barthes, la neutralité est abordée dans ses cours au Collège de France comme l’objet d’un appétit - «le désir du neutre» - qui ne peut s’exprimer que par «figures». La question est alors de comprendre comment ce neutre aux multiples visages conceptuels peut se voir, par l’art, attribuer un corps.

     Toutefois, la plasticité du corps neutre n’en apparaît pas moins scandaleuse pour la pratique artistique. Un corps sans qualité prend pleinement le risque d’être à la fois insignifiant et insipide, de ne rien dire et de ne rien faire sentir, d’être aussi lisse qu’une feuille de papier glacé sur laquelle patinerait le regard. Cette menace, l’impasse du «degré zéro» à l’endroit duquel Barthes a exprimé ses doutes, ne peut être esquivée qu’à la condition de voir dans le neutre une possibilité d’émancipation. En tant que principe actif, potentiel ou révolutionnaire, le corps neutre dans sa dimension esthétique relèverait alors d’une création en résistance, anarchique dirait Blanchot, critique de la normativité par neutralisation de soi.

     Cette enquête esthétique ne saurait ici «succomber au sur-moi de l’exhaustivité» (Barthes). Bien que paradigmatique, nous avons ici cherché à dépasser l’attachement de la neutralité à la seule question du genre à travers deux stratégies esthétiques qui remédient, chacune à leur manière, à l’indifférence du corps neutre et lui donnent le sens d’une épreuve de liberté.

 

LE CORPS SANS QUALITÉ

MEHRYL FERRI LEVISSE

Générique.

Une première façon d’envisager les processus de neutralisation du corps relève d’une geste d’exclusion («ni l’un, ni l’autre»). Selon cette définition privative, le corps neutre est celui qui suspend de façon plus ou moins durable son appartenance à l’ordre du déterminé, celui qui à l’image d’Ulrich dans le roman de Musil se met «en vacances de la vie», devient un vide dans la vie, comme si le sujet désertait sa propre existence. Ce corps sans particularité est au cœur de la pratique photographique de Mehryl Ferri Levisse qui met en scène des personnages nus et agenrés, sans signe distinctif ni expression particulière, souvent de dos ou en partie cachés à la vue. sans identités propres, ces organismes bruts ont les visages masqués, oblitérés par des lunettes opaques ou voilés, les têtes casquées ou étouffées dans un tas d’oreillers. L’esthétique de l’anonymat, ici mobilisée, définit les contours d’une humanité générique qui, sans susciter d’empathie forte, n’en est pas moins constituée de formes familières dans lesquelles se projeter. Mehryl Ferri Levisse s’aligne sur la définition de l’être générique dans le vocabulaire marxiste, pensé comme l’envers nécessaire de l’être social, l’idée abstraite par laquelle j’accède au concept d’humanité et trouve les moyens de résister à l’aliénation. A travers ces corps bruts et indéterminés, rendus à leur nullité cosmétique, il travaille ainsi à la conscience d’une telle corporéité générique, qui agit contre la négation de notre humanité corporelle.

 

Décor(p)s.

Il ne s’agit pas pour autant de faire retour à un corps sauvage ou prétendu naturel. Le corps neutre de l’humain, ni seulement organique, ni spécifiquement animal, est ici clairement confronté aux artifices dont il se démarque. Mis en scène dans des décors ornementaux - tapisseries, mobilier ancien, matériel liturgique, linges, bibelot et bijoux - les corps de Mehryl Ferri Levisse pourraient devenir eux-mêmes motifs, mais ils semblent tout au contraire subir le poids de l’artifice, souvent absorbés par lui, contraints et forcées d’en adopter le style. La série des Ton sur ton rend particulièrement compte du caractère autoritaire de l’ornement, étymologiquement «ce qui cache et ce qui ordonne», soit ce qui impose son ordre par l’oblitération du chaos. Noyé dans la surcharge florale (Tauromachie), immobilisé dans une camisole en maille (Tricot) et discipliné par la rectitude du motif (Tartan), ces corps désaffectés s’affaissent et s’abandonnent, se pétrifient et se soumettent à la pose, finissant par céder au tropisme réifiant de leur environnement.

     Réduits à l’état de chose, ils ne lui opposent aucune résistance, pas même ces figures guerrières dont les armes de fortune rendent les combats dérisoires et les postures désespérément risibles. Tombés de leur Monture, capitulant ou incarnant la vaine Riposte de l’édredon, les corps subissent de plein fouet ce mimétisme ornemental qui, par la répétition, la charge des accessoires et la vitalité des couleurs, neutralise ces corps génériques comme on désarme des opposants. Mauvais au conflit, le neutre n’a pour seul arsenal que son indolence, sa capacité à ne pas se laisser affecter : Faire tapisserie s’entend comme une stratégie pour s’extraire du monde, un moyen de prendre ses distances en se fondant dans le paysage.

 

Neutraliser le sens.

Cette défection face au conflit n’est pas nécessairement un acte de désertion, une paresse ou une lâcheté. Barthes insiste sur l’arrachement, parfois violent, qu’il y a à se défaire du sens, à ne pas choisir une signification plutôt qu’une autre ou à ne pas prendre position face au discours. Volontaire, le neutre remplit sa fonction critique lorsqu’il déjoue la représentation et s’exempte du signe, lorsqu’il ne dit rien et que son silence n’en est pas plus signifiant. De la m^me manière, les corps neutres de Mehryl Ferri Levisse ne disent rien. Tournés en dérision, les décors rituel, festif, domestique ou pornographique, ordinairement régis par des conventions plus ou moins strictes, affrontent ici une véritable déprise du sens, une perte de leur autorité sémiotique. Le fils de bonne famille, le corps totémique ou fétiche y apparaissent comme autant de contre-portraits annulés, à la charge symbolique désamorcée, à l’image de cette verge de baudruche qui relativise la puissance du phallus (Idôlatrie et hérésie).

     Leurs titres sibyllins (La Chute de l’Escarpin, Chorégraphie d’une phobie du vide ou La Soirée de l’olive), rebuts surréalistes, ancrent enfin ces portraits dans des allégories d’états mentaux en déraison, reposant sur des associations d’idées en apparence hasardeuses. En adoptant la forme libre du niveau primaire de la conscience, du non-savoir, de l’impensable Théorie du corps caché, le plasticien cherche à esquiver le piège de l’interprétation rationnelle. portée par ces corps sans qualité, la neutralité interprétative permet de «quitter le vouloir-saisir pour le vouloir-vivre», selon le mot de Barthes, de ne plus désirer comprendre mais simplement éprouver ce corps générique, qui dans son silence révèle ce qu’il y a de plus absurde, de plus dérisoire et de plus vain au lit de notre humanité.

 

[...]

 

 

[1] Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France, 1978.

 

[2] In Le Degré zéro de l’écriture (1953).

 

[3] Ulrich est le personnage principal de L’Homme sans qualité (1840) de Robert Musil.

 

[4] Barthes le souligne dès son cours introductif - séance du 18 février 1978 - tout conflit est générateur de sens, tandis que le neutre déjoue la tension entre deux termes virtuels dont le choix de l’un plutôt que de l’autre produit du sens.

 

[5] Ibid.

 

[6] Apparu pour la première fois dans Logique du sens, l’expression devient dans les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie (L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux) l’instrument conceptuel principal par lequel Deleuze et Guattari mènent une guerre contre le «moi».

 

[7] Gilles Deleuze, Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p.15.

 

[8] Roland Barthes, Le Neutre, ibid.

 

[9] Ibid.

 

[10] Ibid, séance du 25 février 1978.

 

[11] L’expression est de Carl Einstein à propos de l’oeuvre d’Hercule Seghers : «une joie de la dissociation définitive des parties (où) l’aspect d’un paysage signifie la destruction de soi-même» («Gravures d’Hercule Seghers», in Documents, n°3, 1929, pp.202-208), reprise par Deleuze dans L’Anti-Œdipe.

 

 

 

 

 

 

 

 

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