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Florian Gaité

La collection monstrueuse ou la domestication des anomalies

revue Opossum #5

juillet 2016

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Corps grotesques, animaux malformés, masques hybrides et totems anthropomorphiques forment le bestiaire monstrueux par lequel Mehryl Ferri Levisse affirme la défiance de son art à l’égard de la norme, qu’elle soit médicale, esthétique ou morale. Par la mise en œuvre de cette plasticité anormale, son travail informe une critique des représentations du vivant, dans laquelle le monstrueux traduit moins les échecs de la nature que ceux des discours naturalistes à saisir l’ensemble de ses possibles. Opposant la liberté artistique à la contingence biologique, le plasticien élabore une tératologie personnelle, à la fois spéculative et fantasmée, désorganisant les agencements convenus des corps pour mieux en désinhiber les imaginaires.

 

Empruntée à la culture populaire (littérature, cinéma, mythologie, peinture, jeux de rôle) et scientifique (les manuels d’histoire naturelle, les iconographies de la malformation), son œuvre couvre un large spectre du monstrueux, du freak de The Rocky Horror Picture Show aux bestioles insolites du cabinet de curiosité médicale. Puisant allègrement dans ces imageries de la forme transgressée, Mehryl Ferri Levisse engendre des formes de vie déviantes qui, à l’image de sa propre démarche, exploitent le potentiel plastique d’une vision libre et indisciplinée du réel.

 

Corps dérégulés

Réactivant les imaginaires des légendes mythologiques et des entités animistes, les personnages de Mehryl Ferri Levisse font retour à un état premier d’indifférenciation des corps. Dans une certaine mesure neutralisés, émancipés des marqueurs identitaires (genre, sexualité, culture, génération…), ils se rendent disponibles à des métamorphoses improbables qui défient la norme sociale autant que biologique. Irréductiblement singuliers, ses hybrides d’humains zoomorphes et ses androïdes mi-organiques, mi-artificiels contredisent en effet la distinction entre différents ordres de matière dans un devenir-animal, un devenir-paysage, un devenir-hermaphrodite ou un devenir-meuble proprement déroutants.

 

Ces déformations interviennent à la fois par défaut et par excès, parfois dans la même œuvre. Les premières relèvent d’une plasticité négative, d’une construction formelle par destruction ou effacement de la forme. Rejoignant la définition qu’en donne Georges Canguilhem, « le monstre c’est le vivant de valeur négative » [1], Mehryl Ferri Levisse donne ainsi corps à des morphologies anorganiques, non pas mortes mais soumises à des lois différentes de l’ordre naturel. Les personnages sont alors morcelés (L’Espace révolutionnaire, sculpture à la fois amputée, étêtée et écartelée) ou fondus dans le mobilier (La Chute de l’escarpin, une méridienne anthropomorphe), quand leur humanité est très souvent réduite à une paire de jambe. Pour les secondes, leur plasticité excédentaire donne naissance à des hypertrophies ou à des accumulations, à l’instar d’un dieu indien à huit bras et cinq têtes (Kya Khali Kamza Hai?), de masques tout en excroissances (Camp) ou d’un puzzle humain recomposé (Le Mathématicien).

 

Mehryl Ferri Levisse appuie cette démesure en saturant ses compositions de couleurs vives, de motifs détaillés et d’accessoires. Il s’agit d’une part d’encourager les êtres et les objets à dépasser les limites de leurs propres dimensions ou fonctionnalités, de valoriser l’« énorme » (ce qui est proprement « hors de la norme ») et dont Canguilhem affirme qu’il tend toujours vers la monstruosité [2]. De l’autre, ces mises en scènes garnies réinterprètent l’esthétique de la planche tératologique ou de l’illustration de bestiaire dont Edmond Valton [3] a si finement analysé les fonds débordants. Aux profusions d’arabesques et d’entrelacs des bas-reliefs, arborés de rinceaux et de fleurons, Mehryl Ferri Levisse substitue une prolifération de boules de noël, de chapeaux pointus ou de papier-peints floraux, les méandres de la vie monstrueuse se confondant avec les structures rhizomatiques des paysages ornementaux qui les accueillent.

 

Curiosités

Dans la continuité de ses travaux sur la collection [4], l’enquête tératologique de Mehryl Ferri Levisse explore l’idée d’une classification limite. Catégorie de ceux qui y résistent, le monstrueux ouvre en effet la définition du vivant à ses autres (le mort, l’inerte, le surnaturel) et l’arrachent en partie à l’appréhension rationnelle. Opposant la fantaisie de l’art au calcul intellectuel, Mehryl Ferri Levisse reste fidèle à une tradition artistique bien ancrée en occident [5], en cherchant à édifier, parallèlement à la science, un naturalisme fantaisiste. Œuvre de science-fiction autant que fiction scientifique, son travail tire héritage d’une histoire de l’art elle-même ambiguë à l’égard du monstre, oscillant entre la célébration du fantastique au Moyen-âge (le monstrum est alors prodige divin, avertissement de Dieu) et le positivisme naturaliste des Lumières, prolongé dans la modernité (la représentation du malformé servant à enseigner la norme). Le Complexe de Frankenstein, la première œuvre du plasticien à clairement assumer la référence tératologique, présente ainsi un corps merveilleux, dérangé de sa boîte d‘emballage, et par là-même, arraché aux assignations qu’elle suppose. Dans une certaine mesure réduit à l’état d’objet scientifique, ce monstre est dans un même temps mis en couleurs et en lumières, faisant valoir ses excentricités contre sa rationalisation mortifère.

 

Transversal dans l’œuvre de Mehryl Ferri Levisse, le geste de collection renoue également avec une pratique ancestrale, aux origines de la pensée symbolique. Les anthropologues en ont en effet édifié une généalogie qui prend sa source dans la collecte des « curios » (pierres sphéroïdes, cristaux et fossiles) par les premiers hommes. Recueillis pour leur brillance ou leurs formes insolites puis mis à l’abri dans les cavernes, les curios  et la quête du « fantastique naturel » qu’ils impliquent sont considérés par André Leroi-Gourhan comme les fondements communs aux sciences naturelles et à l’art. Avec ses collections monstrueuses, Mehryl Ferri Levisse retrouve cette même curiosité primitive qui indifférencie le goût esthétique pour l’insolite et la sympathie de la science pour ce dont elle a cure. « Collectionneur d’âmes » [6], de corps, d’images ou de matériaux, le plasticien accumule et range à son tour des formes pittoresques, nivelant sur un même plan êtres vivants et réifiés, à l’instar de ses collections de roches, de plantes carnivores, d’ossements ou de tapis, eux-mêmes empilés et ordonnés sur des étagères d’exposition. Œuvre-signature, L’Invention d’un tableau concrétise de manière franche cette passion organisatrice à travers cent-quatorze cadres, classant objets domestiques et motifs de papier-peints.

 

Monstuosité domestique

Le motif tératologique dans l’œuvre de Mehryl Ferri Levisse déclare l’état d’exception au cœur de la normalité. Les hybridations monstrueuses qu’il produit s’inscrivent quasiment toutes dans l’univers du foyer — lieu du nœud familial, de la sexualité, de la fête ou du rite — qu’il dérange et réaménage, parfois jusqu’au chaos. La Riposte de l’édredon et La Capitulation du traversin composent ainsi des scènes de peinture d’histoire dont les héros sont empêtrés dans un héritage familial lourd et complexe, figés dans un amas d’objets emboités de manière anarchique, quand d’autres sont prisonniers de leur linge de maison (Le Repas des rapaces), écrasés sous un tas d’oreillers comme par leurs rêves (Darja) ou transformés en bibelot libidin(Bondieuseries). On retrouve chez Mehryl Ferri Levisse une singulière volonté de faire de l’univers domestique un lieu de domestication, de déréguler de l‘économie du foyer pour mieux en conjurer les normes ou les peurs associées.

 

Les accessoires utilisés par Mehryl Ferri Levisse pour organiser sa dramaturgie (tapis, crânes, meubles, ustensiles ménagers, plumes, animaux empaillés, abat-jours, papiers-peints, tissus etc.) constituent pour lui autant de moyens par lesquels réenchanter le quotidien, faisant du foyer une « hétérotopie », soit, pour reprendre la définition foucaldienne, un lieu banal réinvesti d’un imaginaire fort. A cet égard, le plasticien privilégie dans son travail l‘aménagement d‘environnements propices à ces projections symboliques : l’aire de jeu infantile (cabane, playground ou salle de fête), le lieu cérémoniel (cercle vaudou, autel de sorcellerie, totem chamanique) ou la pièce secrète (le grenier, le dessous de lit) définissent une topologie des angles morts de la maison, métaphores en miroir des points aveugles de la raison. Monstre domestique par excellence, intrus merveilleux, le fantôme occupe dans ce bestiaire une place privilégiée. Présent en filigrane dans un ensemble d’œuvres où les personnages sont recouverts de linge, anticipant La Peau du silence, le fantôme fait de son corps drapé la surface de projection de l’imaginaire, celle des gamins apeurés comme celle de l’artiste exalté. Degré zéro du costume enfantin, il fait écho aux déguisements de Cheval de Troie ou de Travestissement au milieu d’un ensorcellement par les cornes, qui inscrivent définitivement l’œuvre de Mehryl Ferri Levisse dans une esthétique puérile et décomplexée, inventive et jubilatoire. La réinvention artisanale de l’intérieur de maison et la fabrique de monstres bricolés, à base de matériaux de loisir créatif, concourent ensemble à mettre la raison en sommeil, pour paraphraser Goya, à débrider l’imagination archaïque par laquelle s’enfantent les extravagances.

 

Les acéphales, monstres de la folie moderne

Dans la plupart de ses captations photographiques, Mehryl Ferri Levisse tire les portraits de personnages sans tête, qui perdent autant la face que la raison. Marqueurs d’un dépassement du logocentrisme des Lumières, ces monstres acéphales font signe vers un art qui ne cherche pas à rationaliser le réel (à instruire ou à moraliser), mais à imaginer de nouvelles formes de vie. Leur forme monstrueuse y devient le symbole d’une époque émancipée du diktat rationaliste où, selon Georges Bataille, « la vie humaine est excédée de servir de tête et de raison à l’univers »[7]. Ce dernier baptise d’ailleurs sa revue Acéphale, qualifiée par lui-même de «monstrueuse», pour désigner cette actualité de la déraison, dont l’art est à la fois le symptôme et la voix.

 

Recouverte de cire ou d’escargots, camouflée, dérobée ou flanquée d’une collerette, la représentation monstrueuse du visage dans l’œuvre de Mehryl Ferri Levisse est à l’image d’une modernité folle, marquée du sceau de la vanité et de l’absurdité. Sa première série, L’ego — des portraits de corps à têtes cubiques fabriquées en LEGO®‎ — aligne ainsi processus identitaire et jeu d’emboîtement dans une composition insensée, où le ludisme s’oppose à l’enfermement de la construction de soi rationalisée. Reprenant le terme psychologique de prosopagnosie (littéralement « l’oubli du visage »), Jean Clair fait du motif de l’acéphale le marqueur d’une esthétique clinique, révélatrice des pathologies du monde industriel : « Tête tranchée, tête dérangée, tête qui se perd ou qui s’égare, tête déformée et dont les traits sont devenus fuyants, instables, insaisissables : les métaphores rendent compte aisément, trop aisément peut-être, de la nouvelle expérience psychologique de la décapitation comme de la nouvelle approche de la folie et, finalement, du même coup, d’une esthétique nouvelle du visage et du corps »[8]. Avec Risques de schizophrénie en fin de journée ou Chorégraphie d'une phobie du vide notamment, Mehryl Ferri Levisse alimente cette nouvelle imagerie du sujet contemporain clairement menacé par des effets de dépersonnalisation.

 

Le plasticien fournit en regard un nouveau répertoire de figures qui lui permet de sublimer la maladie mentale et de transcender ces symptômes de perte d’identité. La série Camp agit ainsi dans l’œuvre du plasticien comme le complément nécessaire au corpus de l’acéphalie monstrueuse. Ensemble de masques recomposés, déformés, boursouflés et augmentés, agrégats de cuir, de napperons, de fourrure, de perles et de fil d’or, elle substitue aux visages orthodoxes la possibilité d’une figuration libre et dérégulée, celle d’une autre personnalité (du latin persona : le masque). Réalisant l’alliance monstrueuse du chaos et du raffinement, Mehryl Levisse y organise la rencontre entre Elephant Man et un styliste de mode, entre une bête de foire et un animal mondain.

 

Carrousel des monstres d’apparat et des grotesques domestiques, le freakshow imaginé par Mehryl Ferri Levisse exhibe ainsi une monstruosité proprement jouissive, où l’hubris libère les formes vitales plus qu’elle ne les contredit. En domestiquant le corps distordu et aberrant, il offre l’expérience d’une vision décomplexée du vivant où la loi scientifique perd son autorité, dans un nouvel état de non-droit rendu supportable par l’art. Ce foyer incongru offert aux curiosités les plus folles se découvre alors comme un lieu d’exhibition pour une collection de singularités, un asile protecteur pour des êtres inassimilés.

 

 

 

[1] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Vrin, Paris, 2009, P.220.

 

[2] Ibid.

 

[3] Cf Les Monstres dans l’art; êtres humains et animaux bas-reliefs, rinceaux, feurons, etc (1905) et les 432 plaches qui l’illustrent.

 

[4] Le Devenir collection, projet réalisé en résidence au FRAC Champagne-Ardenne dans le cadre du PAG 2013/2014, De l’idée à l’oeuvre, fait office de fil conducteur de sa démarche, notamment réactivé au Studio 13/16 du Centre Pompidou (Paris).

 

[5] Le Monstre dans l’art occidental: un problème esthétique de Gilbert Lascault consacre ainsi tout un chapitre à la façon dont l’art du monstre en occident se lit comme une parodie de la science, répertoriant les monstres en fonction de leurs valeurs symboliques.

 

[6] Du nom de son exposition en 2012 à la Galerie du lycée Chanzy Charleville-Mézières et d’une série de captations photographiques réalisée en collaboration avec Julie Faure-Brac.

 

[7] Georges Bataille, «La conjuration sacrée», Oeuvres complètes, t.I, Gallimard, Paris, 1971, p.445.

 

[8] Jean Clair, Hubris. La fabrique du monstre dans l’art moderne, Gallimard, Paris, 2012, p.145-146.

 

 

 

 

 

 

 

 

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