mehryl ferri levisse
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les théâtres de mehryl ferri levisse
la collection monstrueuse ou la domestication des anomalies
esthétique du corps neutre, plasticité critique
mehryl ferri levisse : l'homme objet
la complexité du "je" d'enfant
l'éternité n'est pas une abstraction
ceci n'est pas de la photographie
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the space for a certain energy : mehryl ferri levisse interviewed
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mehryl ferri levisse's staged dreamworlds invoke family tradition and bdsm
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french artist mehryl ferri levisse brings bdsm fantasy to the bowery
Mickaël Roy
De(s) nouvelles (de) Pénélope
revue Hors d’œuvre #36
novembre 2016
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« Elle évite au manoir les jeux des prétendants ; loin d'eux, à son étage, elle reste au métier » (Odyssée, chant XV, vers 516). Retirée volontairement du monde dans l'attente du retour d'Ulysse et ainsi livrée par son existence mythologique à cette activité à laquelle une application quotidienne lui permit d'échapper à l'insistance de nombreux aspirants, Pénélope, qui s'employa à une solitude active en œuvrant à la composition d'une toile, entre stratégie du retard - défaisant son ouvrage chaque nuit -, afin de repousser le choix d'un mari, et assignation d'un rôle paradoxal d'une vierge, devint ainsi pour la postérité cette figure du mythe odysséen incarnant avec force les qualités d'abnégation par son retrait de l'espace public, d'attente, de détermination aussi par la ruse et néanmoins de séduction dissimulée. Le recours au tissage, s'il campe dans ce moment narratif le personnage féminin au plus près d'une activité domestique, cependant détournée en tant qu'elle est conçue dans la perspective d'une manœuvre - car oui, la tactique est ici aussi pensée que manuelle, tant elle aborda son ouvrage artisanal avec l'intelligence d'un moyen de libération, physique, intellectuelle, en somme identitaire, de mise à distance et de gain de temps, a forgé une image qui a fort contribué à la définition d'une féminité qui, dans l'histoire sociale, culturelle, et jusque dans les mœurs, s'est arrogée une position publique la faisant autant sortir du foyer que du cadre étriqué des représentations.
Dans le champ de l'art, le déclin des académismes, de la hiérarchie des genres et l'avènement des
avant-gardes au tournant du XXe siècle - bien que le Bauhaus crut bon d'accorder une place de choix à l'enseignement excessivement genré des pratiques artisanales orientées vers les arts appliqués à destination d'un public d'étudiantes - permirent de franchir un cap significatif vers l'affirmation politique du féminin, en quittant l'espace du tableau, de l'atelier de confection pour atteindre un droit de cité. Mais la conquête la plus significative, après l'avènement d'un art performance et d'un art corporel militant dans la seconde partie du siècle dernier, est venue au sens d'un féminisme égalitariste plus que vindicatif sans aucun doute des décennies les plus récentes, à travers lesquelles ont émergé des pratiques trans-médium et trans-genre significatives d'une époque teintée d'un héritage post-moderne. De fait, une part de ce que l'on désigne de façon imprécise aujourd'hui par « art contemporain », semble en effet s'être libéré du carcan qui, sous l'influence d'une conception moderniste forgée par la critique greenbergienne, avait consigné la définition de l'art selon une approche de l'essentialité du médium, écartant de fait les tentatives qui convoquaient une pluralité de matières et de médias. Et en réponse à cette limitation, les approches contemporaines - et c'est là peut-être leur spécificité - n'hésitent pas désormais à entremêler les temps, les espaces, les techniques, les référents et les identités de sexe par la mobilisation de pratiques artistiques qui ne s'embarrassent pas des catégories que les autorités de la littérature et de la théorie ont pu transporter jusqu'à la première décennie du XXIe siècle.
A cet égard, le recours au tissage, au geste de tisser et à l'objet confectionné, en tant qu'expression artistique actuelle autonome mais qui ne fait pas table rase d'une culture vernaculaire, participe de ce mouvement où les matières d'une histoire de l'art jadis marginalisées se hissent au niveau d'un art contemporain actuellement regardé, non négligé par la réception et la critique, et même plébiscité en ce qu'un retour aux savoir-faire, sans sacrifice de la démarche intellectuelle de l'artiste, convainc de rapprocher le public d'un art traversé par le désir de formes « impliquées » sans être nécessairement narratives. Considérée à l'aune du sens strictement étymologique de la définition grecque du « poein », c'est-à-dire de l'esthétique du faire impliquant l'attention et le soin apportés à la mise en œuvre des procédés jusqu'à l'obtention de l'objet conçu, autant que l'artisan sait s'y employer, cette pratique convoque les outils pragmatiques ou symboliques du cadre technique propre à l'artisan et se permet d'en dégager les implications conceptuelles que l'art contemporain sait manipuler, en les adossant aux connaissances et à la maîtrise sollicitées.
Ainsi, l’œuvre Elle s'employe d'Aline Morvan, débutée en 2014, installe un métier-à-tisser par l'emploi d'une vaste table métallique sur laquelle repose une toile à canevas de dix mètres de long, support à l'apparition d'un fil de coton blanc qui dessine le motif d'un ouvrage impliqué dans un temps élargi, dont l'avancement du travail apparaît comme l'enregistrement d'un rythme qui fait éclater le goulot trop étroit du sablier, contempteur d'une temporalité habituellement contrainte lorsqu'elle est appliquée au registre de la production manufacturée. Aurélie Ferruel & Florentine Guédon quant à elles investissent également cette part de la production mais dans un temps performatif et démonstratif, attendu que puisse en résulter l'apparition d'un symbole, en ce que la réalisation d’œuvres tissées peut faire image. leur performance Temps libre (2013 - 2015), si elle produit une situation, un espace, une sculpture à partir du métier-à-tapisser réalisé par elles, vise à la conception d'un motif héraldique sur tapisserie en tant que témoignage de leur investissement public dans la facture de l'ouvrage tissé à quatre mains. Et ce déplacement d'une telle pratique dans le champs de l'art lui confère une autorité nouvelle : lorsque Bertille Bak, dans une démarche relationnelle développée aux côtés de ses aînés de la petite commune de Barlin dans le nord de la France, s'emploie à déléguer la reproduction par tissage sur canevas de peintures célèbres de l'histoire de l'art (Banderoles, dans le cadre du film Faire le mur, 2008), l’œuvre commune ainsi réalisée produit autant qu'elle procède d'un acte de transmission partagé entre des cultures cultivées et des cultures populaires qui se rencontrent par l'intermédiaire d'une volonté militante de tisser un lien intergénérationnel dans une communauté qui pourrait venir à en manquer. Mircea Cantor, dans l’œuvre Airplanes & Angles (2008) avait lui aussi eu à cœur de solliciter une communauté de femmes tisseuses de la région des Carpates pour la réalisation de ce tapis suspendu dont les motifs dessinés par lui, convoquaient la rencontre d'un double registre belliciste et pacifiste scellée par le compréhension d'un échange prompt à rompre la distance des différences culturelles par l'intermédiaire d'un étendard manifeste qui flotte lorsqu'il est exposé, au-dessus des têtes de tous et chacun. À son tour, Mehryl Ferri Levisse a inventé récemment, cette année, les conditions d'un échange dans le cadre du projet L'esprit du tricot. En sollicitant la collaboration de personnes âgées qui ont exprimé le désir de tricoter, le contexte d'échange, de compréhension, d'empathie et de séduction réciproque a permis la réalisation de deux combinaisons tricotées pour permettre au corps de l'artiste de se glisser dans un rôle teinté d'ambiguïté, transportant en effet à même la peau l'implication symbolique de ces désirs partagés à la surface d'un vêtement intégral qui, le recouvrant de la tête aux pieds, cachant son visage, annule son identité et cependant l'offre à des fantasmes dont l'interdiction supposée a trouvé à se manifester dans une confection silencieuse et intrigante, de nature à ouvrir sur une nouvelle histoire, un nouveau mythe, celui de l'homme tisseur, qui n'aurait pas renoncé à son sexe.
Au total, ces nouvelles Pénélopes mettent à jour les procédures de leurs entreprises et de leurs fictions dont l'emprunt à des techniques disputant leur pertinence face à l'avènement de l'ère technologique qui soumet l'art actuel à l'épreuve de la reproductibilité et de la sérialité, veille ici à installer et à prendre le temps, à relier moins qu'à produire, en somme à nouer des rapports et à en donner des images, tant il s'agit d'un des défis majeurs que notre époque post-industrielle doit affronter dans l'espace des communs.
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